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Culture

L’humain du côté sombre

Ne pas se fier à son sourire bienveillant: Philippe Claudel n’a pas son pareil pour explorer la noirceur du monde et de la nature humaine.

Avec Crépuscule, l’écrivain français Philippe Claudel continue de fouiller la nature humaine jusqu’aux tréfonds les plus noirs. Comme Les âmes grises ou Le rapport de Brodeck, son roman vibre d’une impressionnante force tranquille.

ÉRIC BULLIARD

Il aurait pu en tirer un banal polar, miser sur le suspense en multipliant les fausses pistes et les rebondissements. Un polar historique, puisque ce meurtre se déroule à une époque où l’on se déplaçait à cheval, où le réseau des chemins de fer était «encore embryonnaire». Vers la fin du XIXe siècle, par là. Le lieu aussi reste indéterminé. Quelque part vers l’Est, dans un pays où «tout est rugueux et primaire», un «trou du cul du monde» où l’hiver paraît sans fin. Nous sommes dans une petite ville de l’Empire et un curé est retrouvé assassiné.

Oui, Philippe Claudel aurait pu écrire un pur polar et son Crépuscule en possède certains atours. Il y a une enquête, menée par le policier Nourio («de taille médiocre, de visage olivâtre et tout en os») et son adjoint Baraj («une grande chose sans âge»). Mais le roman prend surtout des airs de fable, de parabole. Il invente un monde pour mieux éclairer le nôtre, permettant à l’auteur des Ames grises et du Rapport de Brodeck de continuer à fouiller la face sombre de l’humanité, avec ses faiblesses, ses pulsions, sa cruauté.

En ce début d’hiver, deux enfants découvrent donc le cadavre de Pernieg: le crâne du prêtre a été brisé par une pierre «de la grosseur d’un poing, coupante à l’une de ses extrémités, préhistorique pour tout dire». L’homme exerçait son ministère dans cette ville depuis quarante ans. Il n’était pas le plus populaire des citoyens, mais on ne lui connaissait pas d’ennemis. Il avait aussi l’estime de la pacifique minorité musulmane.

Engrenage

«Tuer un prêtre, c’est comme si c’était Satan qui avait pris la main. Voilà. Le Diable. Je me suis dit qu’on était arrivé à la fin», lâche Boraj, au début de l’enquête. Très vite, la mort du curé devient secondaire: «Ce qui comptait désormais était ce que certaines forces à l’œuvre avaient décidé d’en faire.»

Peu à peu, cette ville où l’on a toujours vécu avec «le sentiment d’un confortable abandon» s’échauffe et semble prête à s’enflammer. Une main anonyme souille de sang de porc les portes des quatorze habitations des familles musulmanes: c’est le début d’un engrenage qui va mener au désastre.

Dans une étrange atmosphère de grisaille, peuplée d’habitants que l’on croirait sortis d’un tableau de Brueghel l’Ancien ou de Jérôme Bosch, Crépuscule se mue en roman magistral qui, sur plus de 500 pages, scrute les thèmes du mal, de la violence et de la lâcheté. La notion de vérité devient aussi un des sujets centraux, en écho à notre époque post-trumpiste.

Jusqu’au malaise

«Après tout, est vrai ce qu’on décide qui le soit. Pour le bien commun», explique par exemple le rapporteur de l’administration impériale. Plus tard, Nourio lui-même développera la notion de «vérité efficiente»: pour garantir une forme «voulue, espérée, de stabilité sociale», il estime qu’est «vrai ce qui est demandé et acceptable par le plus grand nombre».

En plus de cette manière d’analyser la manipulation d’une société, Crépuscule explore les tréfonds des âmes, jusqu’à la violence et au malaise. Ainsi de Nourio, troublé par la jeune fille qui a trouvé le corps du prêtre. Il en devient obsédé, retourne chez elle, espérant la voir en petite tenue et sentir sa «sueur capiteuse, saupoudrée de poivre léger et de nuit». Au risque de devenir «une bête sans raison, engorgée de désir sale, inondée par les seules pulsions de l’animal».

Régulièrement, le roman s’attarde ainsi sur les frontières entre l’animal et l’humain, entre la culture (la poésie et la littérature, en particulier) et l’instinct. Parce qu’il existe, évidemment, une «bestialité tapie en chaque être humain, maquillée de manières et d’habits, qui n’attend que son heure pour éclore et pousser son groin au grand jour».

Un sens à tout cela?

Une fois de plus, Philippe Claudel brille également par son écriture très visuelle, portée par son art de balancer des images qui frappent fort et juste. Il suffit souvent d’une touche, d’une métaphore inattendue pour créer toute une atmosphère. Comme cette description du maire, «qui était un magnifique imbécile de l’espèce des dindons». Ou celle du vicaire aux «pieds nus, très onglés, chaussés de sandales». Ou comme cette observation de la neige qui tombe en «flocons mous et gras».

Ces images à la fois simples et fulgurantes ponctuent cette fable effrayante de noirceur. L’écrivain lorrain sait empoigner la langue sans ostentation, avec une virtuosité qui n’a jamais besoin de s’exhiber. Son roman vibre d’une impressionnante force tranquille et s’appuie sur le quotidien le plus trivial pour embrasser la folie des hommes. Avec, en arrièrefond, cette question: «Quel est donc le sens de tout cela? Y at-il un sens d’ailleurs?» ■

Philippe Claudel, Crépuscule, Stock, 512 pages

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