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Du lait suisse avec lequel les producteurs gagnent leur vie

La coopérative Le lait équitable commence par un lait UHT et cinq pâtes molles. Mais à terme, elle espère élargir sa gamme. En Belgique, Fairbel, désormais présent dans toutes les enseignes du pays, vend jusqu’à du beurre et des crèmes glacées. ADRIEN PERRITAZ

PAR JEAN GODEL

MARCHÉ DU LAIT. «Il y a dix ans, lors des grèves paysannes, on voulait vous jeter dans les piscines de lait. Aujourd’hui, on collabore avec vous!» A l’usine Cremo du Mont-sur-Lausanne, hier était jour de fête, avec le lancement du premier lait équitable de Suisse qui assure au producteur une rémunération de 1 franc par litre, contre 71 centimes pour le lait de segment A. C’est donc quelque 40% de plus que la nouvelle Société coopérative lait équitable versera à ses membres.

L’un d’eux, Patrick Demont, son vice-président, saluait donc en ces termes amicaux l’«ennemi» d’il y a dix ans, Thomas Zwald, secrétaire général de Cremo, hôte du jour. Ce lait rejoint la grande famille de l’European Milk Board (EMB), qui fédère seize initiatives semblables à l’échelon européen.

Un retournement de situation spectaculaire, à vrai dire. Depuis le temps qu’on en parle, de ce lait équitable, façon Max Havelaar, mais à la suisse… Les producteurs ont fait la grève du lait, bloqué les usines, lancé des révoltes à l’enseigne du SAM (mouvement Swiss Agri Militant, né en 2015), rien n’y a fait. Le lait d’industrie n’est toujours pas payé au prix coûtant, estimé par Agridea à un franc par litre: en 2018, tous segments confondus, A (marché suisse), B (UE) et C (hors UE), on en était à 56 ct. 72.

Le lait UHT à 1 fr. 85

Concrètement, chaque producteur affilié à la coopérative s’engage sur une part sociale définie en fonction de ses livraisons de lait – 500 francs par part de 20 000 litres, 180 000 litres au maximum, afin d’éviter que de gros producteurs engorgent la coopérative. Ensuite, chacun est rémunéré au prorata du nombre de litres de lait équitable vendu sur l’année et du litrage qu’il a engagé dans la coopérative. Le lait est conditionné par Cremo, puis écoulé dans les 31 Manor Food de Suisse.

Le consommateur pourra y acheter du lait entier UHT au prix de 1 fr. 85 le litre. Mais aussi une gamme de cinq fromages à pâte molle produite par la fromagerie Grand Pré, à Moudon. Lait et fromages seront labellisés Le lait équitable.

Pour l’instant, le lait de ces produits labellisés ne sera pas celui des coopérateurs: ce projet se voulant national, mettre en place une logistique séparée n’est pour l’heure pas envisageable. En fait, c’est le même principe que pour l’électricité verte: on paie plus tout en sachant que l’on recevra la même électricité. Simplement, le geste fait office de soutien concret à la coopérative.

Celle-ci versera ensuite à ses membres 35 centimes par litre vendu. Une somme qui complétera les 65 centimes habituels payés au producteur (71 centimes moins diverses déductions). C’est Cremo qui se chargera de la comptabilité séparée et assurera la trésorerie. «Nous ne voulons plus nous plaindre, mais prendre notre destin en main», a résumé Anne Chenevard, agricultrice et présidente de la coopérative.

Eléments décisifs

Plusieurs éléments décisifs expliquent l’aboutissement du projet. La nette différenciation avec le syndicat agricole alternatif Uniterre n’aura pas été le moins important. «Une séparation à l’amiable qui a été nécessaire, a reconnu Patrick Demont. Car là, on ne fait pas du syndicalisme, mais du commerce.» Surtout, le fait d’avoir rallié Manor. «Nous sommes ravis de faire partie de l’aventure. Nous mettrons tous nos moyens pour vous soutenir, soyez sans crainte», a martelé Pascal Kraak, responsable de l’alimentaire de l’enseigne.

«Convaincre la grande distribution, c’est ce qui a été le plus difficile en Europe», a confirmé le président de l’EMB Erwin Schoepges, venu de Bruxelles. Mais en Belgique, où il est apparu en 2009, le lait Fairbel est aujourd’hui présent dans toutes les grandes enseignes. Une autre prouesse aura bien sûr été l’engagement de Cremo, avec qui on est ainsi passé de la confrontation au partenariat, s’est réjoui Thomas Zwald: «Un projet convaincant à tous les niveaux, tant commercial que sur le plan du marketing.»

Le projet a convaincu jusqu’à la Direction générale de l’agriculture, de la viticulture et des affaires vétérinaire du canton de Vaud, qui a versé une aide au départ de 10 000 francs. Son responsable Fré- déric Brand est venu apporter les salutations du ministre cantonal de l’Economie Philippe Leuba, «qui soutient pleinement ce projet».

Et le consommateur?

Reste donc à convaincre le consommateur. «Aidez-nous!» a exhorté Erwin Schoepges. «Car si de nombreux labels communiquent sur le lait équitable, nous sommes le seul à prouver qu’il l’est vraiment.» Thomas Zwald, enfin, souhaite que le consommateur jouera le jeu et sera «cohérent avec ses engagements pour un monde durable». ■

www.le-lait-equitable.ch


Milieux agricoles frileux

Il y a tout de même quelques zones d’ombre dans ce volet suisse du lait équitable. D’abord le faible nombre de producteurs entrés dans la coopérative: quatorze pour l’heure, dont six Fribourgeois. De leur propre aveu, nombreux sont les collègues qui «attendent pour voir». Il faudra donc d’abord faire ses preuves. «Ils ont été tellement désabusés par des promesses non tenues», suggère Anne Chenevard, présidente.

Plus surprenant, l’obligation, pour tout membre, de participer deux fois par an à des animations en grande surface suscite de grandes craintes. «On a peur de rencontrer ceux qui achètent nos produits», philosophe Patrick Demont, vice-président. «Il faut dire que, depuis des décennies, on nous dit qu’il faut juste produire et que d’autres acteurs s’occupent du reste. Mais si je le veux, ce franc par litre, je dois me bouger!» Et il n’est pas interdit d’envoyer sa femme ou son voisin…

Autre point noir: la frilosité des acteurs de la branche et des autres cantons. La Chambre fribourgeoise d’agriculture a certes dépêché son directeur Frédéric Ménétrey, venu soutenir «toute démarche qui vise à améliorer le prix du lait», nous a-t-il dit en aparté. Mais aucun représentant direct, par exemple, du canton de Fribourg n’avait ainsi fait le déplacement. «Le rôle de l’Etat est de travailler à des conditions-cadres favorables aux producteurs de lait», a répondu par e-mail, à La Gruyère, la Direction des institutions, de l’agriculture et des forêts. «La DIAF a ainsi réuni il y a trois ans déjà les acteurs du marché du lait pour leur présenter l’idée d’un lait équitable.»

Le canton assure «se réjouir» des différentes initiatives qui se concrétisent, dont celle du Lait équitable. Pourtant, toutes n’atteignent de loin pas le franc payé au producteur. La DIAF signale ainsi, entre autres, le «tapis vert» de Swissmilk (Producteurs suisses de lait), qui se contente de 3 centimes ajoutés aux prix de référence.

Convaincre les milieux agricoles

Des cadres de Swissmilk ou de l’Union suisse des paysans ont pourtant fait acte de présence, hier, sans toutefois prendre la parole. «Nous espérons que nos organisations nationales nous aideront. On peut commencer comme ça, mais ensuite, on aura besoin d’elles», a commenté Patrick Demont. Les dirigeants de la coopérative Le lait équitable ont déjà essuyé de nombreuses fins de non-recevoir de la part des milieux agricoles eux-mêmes. Ils savent donc qu’il leur faudra forcer bien des portes. A commencer par celles de «leur» Fenaco, propriétaire des magasins Landi, encore closes. JnG


Ce qu’ils en pensent Paul Ecoffey, coopérateur, Rueyres-Treyfayes. «Il existe de nombreux labels, mais avec quelques centimes supplémentaires par litre seulement, ils ne sont pas durables. C’est une moquerie par rapport au travail fourni. Nous, on prouve que notre idée, utopiste à la base, est réalisable.»

Erwin Schoepges, président de l’European Milk Board. «Certains agriculteurs de Fairbel, en Belgique, m’ont dit que, grâce au label, ils ont pu partir en vacances pour la première fois, se faire remplacer ou aller au restaurant. On ne va pas tout sauver mais, peu à peu, la motivation et la confiance reviennent. Les agriculteurs ont été éduqués depuis des décennies avec une autre logique. Il ne faut pas attendre que tous montent dans le train. Mais avec ceux qui montent, on prouve que le projet est valable.»

Thomas Zwald, secrétaire général de Cremo. «Cremo appartient aux producteurs. Donc, par définition, nous avons intérêt à soutenir des projets qui garantissent une meilleure mise en valeur de la matière première. Ce produit ne va pas casser le marché: on casse le marché avec des prix trop bas… Mais on s’adresse à des consommateurs responsables, qui sont encore une minorité.»

Pascal Kraak, responsable de l’alimentaire chez Manor. «Pour Manor, acheter et vendre ne va plus suffire: il faut s’inscrire dans des démarches citoyennes. On parle beaucoup des emballages, mais la juste rémunération en fait aussi partie. Nous avons certes accepté de baisser nos marges, mais ça reste rentable. Nous mettrons tout en œuvre pour garder cette exclusivité le plus longtemps possible. Et à moyen et long termes, notre partenariat s’élargira à toute une gamme de produits.»

Denis Etienne, Swissmilk. «On est là parce que nous avons été invités au lancement. Mais aussi parce que nous soutenons cette philosophie: il faut travailler sur une meilleure répartition de la marge entre producteur, transformateur et détaillant. Cela dit, les conditions du marché, avec le tourisme d’achat et l’importation de produits laitiers nettement meilleur marché, ne permettent pas de généraliser ce prix. En revanche, il y a de la place pour ce genre de concepts qui s’adressent à une population prête à acheter des produits premium.»

COOP. Par son service de presse, le grand distributeur assure s’engager depuis des années pour un prix du lait équitable. Depuis le 1er septembre, il achète à des prix plus élevés le lait issu du nouveau standard Swissmilk green des Producteurs suisses de lait. Enfin, le grand distributeur a relevé l’an dernier ses propres standards de durabilité pour le lait conventionnel. Lait labellisé ou traditionnel: dans les deux cas, Coop affirme payer des prix «sensiblement plus élevés». JnG

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