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Embrasser les différences

Selon la psychologue Nathalie Meuwly, la variabilité de genre est bien plus large que le masculin et le féminin et elle doit être mieux prise en compte. CHLOÉ LAMBERT
Ann-Christin Nöchel

Ann-Christin Nöchel

24 janvier 2023 à 06:00

Il y a quelques mois paraissait Différents, un ouvrage original sur le genre, écrit par le primatologue Frans de Waal. La psychothérapeute fribourgeoise Nathalie Meuwly réagit au livre et fait le point sur les avancées qu’il reste à faire.

ANN-CHRISTIN NÖCHEL
 

Le 29 septembre 2022, le célèbre primatologue Frans de Waal a publié son nouveau livre: Différents, le genre vu par un primatologue aux éditions Les liens qui libèrent. Cet essai est un manifeste pour l’égalité des genres. Partant de ses recherches sur les chimpanzés et les bonobos, il plaide en faveur d’une vision inclusive de la notion de genre, dans laquelle la biologie trouve toute sa place.

Ses résultats ébranlent les croyances, souvent prises pour des vérités, sur la masculinité et la féminité, l’autorité, le pouvoir, la coopération ou encore les comportements sexuels. Véritable récit de la vie sociale des grands singes – avec lesquels nous partageons 96% de notre patrimoine génétique – l’ouvrage élargit le propos sur les dynamiques des genres humains et promeut un modèle inclusif.

Les découvertes du primatologue s’inscrivent dans des débats contemporains sur l’égalité et sur l’opposition entre les phénomènes naturels et culturels de nos rapports humains. Nathalie Meuwly, psychothérapeute et lectrice à l’Université de Fribourg, est justement intéressée par les questions liées au genre et à l’orientation sexuelle. Elle s’est notamment penchée sur la communication au sein du couple dans ses travaux de recherche.

Frans de Waal abat la distinction entre nature et culture. Est-elle toujours présente dans les études sur le genre, notamment du côté des psychologues?

Nathalie Meuwly: Non. Il est désormais clair que le genre est construit par la biologie et les aspects psychosociaux, ce qu’on appelle nurture en psychologie. C’est intéressant de constater que, comme les primates, nous apprenons par l’expérience et l’imitation. C’est un point commun très important. L’éducation joue un rôle primordial dans la définition du genre, mais il est vrai que chez l’être humain il y a encore plus de complexité, liée, entre autres, à notre utilisation du langage.

Pour le primatologue, les singes disposent, comme nous, d’une culture, et donc d’un langage. Qu’est-ce qui le différencie du nôtre?

Les humains transmettent une partie de leurs expériences et de leurs émotions par l’écriture. L’aspect de morale est dominant dans notre société, notamment au travers de la religion. Notre langage est ainsi porteur de normes et donc de jugements et d’évaluations.

C’est ce qui pourrait expliquer que le fait de porter une robe est rarement accepté chez un homme?

Exactement. Il va y avoir un jugement dépréciateur qui peut engendrer la honte. Alors qu’on ne peut pas juger quelqu’un par rapport à ses habits ou ses comportements, car cela ne définit pas son identité.

Chez les grands singes, les variabilités liée s au genre semblent mieux acceptées. Mais c’est aussi le cas dans d’autres cultures, par exemple chez les Amérindiens. Cela nous montre que le transgenre ou le fait de ne se sentir ni homme ni femme peut être associé à quelque chose de positif.

Frans de Waal propose de sortir de l’instrumentalisation des sciences à des fins sexistes ou transphobes. Il revient pour cela sur les notions de sexe et de genre…

Et il fait bien. Car trop souvent encore, le sexe assigné à la naissance doit correspondre au genre qui lui est associé. Beaucoup de gens continuent à souffrir car leur existence identitaire est niée, car ils sont associés à un simple appareil génital. Pour s’en défaire, il faut sortir d’une vision binaire homme-femme trop simpliste. Et pour que la variabilité de genre soit acceptée, il faut arrêter de la pathologiser, comme cela a longtemps été le cas en psychiatrie car elle avait été associée à un désordre mental.

La distinction entre sexe et genre est justement au cœur du débat actuel sur l’évolution des rôles assignés à l’homme et à la femme.

Cette évolution passe notamment par l’éducation, comme le relève d’ailleurs Frans de Waal (n.d.l.r.: un chapitre entier est consacré à cette thématique). Chez les grands singes, la famille est l’aiguillage principal. Chez les humains, l’école joue également un énorme rôle. Et elle devrait refléter une plus large variabilité concernant le genre. Elle doit montrer qu’il y a la possibilité de quitter des rôles prédéfinis et de tendre vers plus d’égalité.

Frans de Waal cite une étude de Michèle Alexander et Terri Fischer sur la masturbation et le nombre de partenaires sexuels. Il en ressort que les femmes parlent moins facilement du nombre de partenaires qu’elles ont eu, alors que les hommes ne s’en cachent pas. Pourquoi?

Les attentes de la société ne sont pas les mêmes pour les hommes et pour les femmes. Si un homme a du succès auprès des femmes, on va le féliciter, car la capacité de conquête est perçue comme un gage de masculinité, comme une qualité. Pour une femme ce sera l’inverse: elle sera plutôt insultée…

Chez les bonobos, la bisexualité est la norme. L’auteur décrit aussi des comportements homosexuels et transgenres. Quels mécanismes psychologiques empêchent l’être humain de normaliser autre chose que l’hétérosexualité?

C’est la peur. La peur du jugement, de perdre des contacts sociaux, d’être isolé… c’est un produit du stigmate de la société, qui empêche encore trop souvent de vivre son individualité. Les regards sont en train de changer, mais cela prend du temps. Et cela doit aussi passer par plus de visibilité.

Certains se demandent parfois si les phénomènes transgenres sont plus fréquents qu’avant. Je doute que ce soit le cas. Ils sont par contre plus visibles, grâce à des rôles modèles et des exemples de plus en plus nombreux.

On est donc sur la bonne voie?

Il y a effectivement une prise de conscience à plus large échelle sur les questions de genre et de sexualité. C’est une bonne chose, car si on ne se pose pas des questions sur les différences de vécu et les injustices liées à la sexualité, on ne les voit pas.

Cet ouvrage contribue à encourager la recherche et la médecine à aller vers un modèle plus fluide que celui qu’on a défini comme la norme concernant le genre. ■


Un demi-siècle d’observation des grands singes

Frans de Waal est un éthologue et primatologue néerlando-américain. La politique du chimpanzé, son premier livre destiné au grand public paru en 1982, comparait les intrigues et les manœuvres de séduction des chimpanzés à celles des politiciens quand il s’agit d’une lutte de pouvoir. Il avait étudié pour cela pendant six ans la colonie de chimpanzés du Burgers Zoo d’Arnhem, après avoir obtenu son doctorat en biologie.

Depuis, il a publié de nombreux ouvrages de vulgarisation, tels que L’Âge de l’empathie (2010), Sommes-nous trop «bêtes» pour comprendre l’intelligence des animaux? (2016) ou encore La Dernière Etreinte(2018). Traduits en plus de 20 langues, ses livres ont fait de lui l’un des biologistes les plus connus dans le monde. Et Frans de Waal n’a jamais cessé d’établir des parallèles entre les comportements des primates et ceux des humains. Ses centres d’intérêt les plus récents sont la coopération, l’émotion et l’empathie ou encore les processus de réconciliation chez les grands singes.

Avec Différents, il s’attaque cette fois au genre. Fruit d’un demi-siècle d’observation de grands singes dans leur milieu naturel et en captivité – et particulièrement de nos plus proches cousins, les chimpanzés et les bonobos – l’ouvrage a été rédigé pendant la pandémie. Il a suscité de nombreuses discussions dans les milieux universitaires et pluridisciplinaires, comme en sociologie ou en biologie, mais aussi auprès d’un plus large public, grâce à un important écho médiatique. ACN

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