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Fribourg

Un art libre et différencié, qui touche à l’essentiel

Les paysages tourmentés de Myriam Schoen, les formes tourbillonnantes de Jean-Yves Masset et la Ford Mustang GTA de Bernard Grandgirard font partie de la seconde exposition pour les 25 ans de Creahm. CREAHM
Eric Bulliard

Eric Bulliard

16 février 2023 à 06:00

Pour ses 25 ans, Creahm investit l’Espace Jean Tinguely - Niki de Saint Phalle. Cette seconde exposition de l’atelier pour personnes en situation de handicap réunit neuf artistes.

ÉRIC BULLIARD

Ben a tort. «L’art est toujours la même chose», proclame une ample toile de l’artiste franco-suisse, exposée en permanence à l’Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle, à Fribourg. Le nouvel accrochage temporaire démontre le contraire: ces neuf artistes de l’atelier Creahm font preuve d’une liberté sidérante, bien loin des formats et des canevas classiques, y compris ceux de la création contemporaine.

Non, l’art n’est pas toujours la même chose, surtout pas ici. D’ailleurs, on parle d’«art différencié» (lire encadré) pour caractériser les œuvres issues de Creahm, abréviation de Créativité et handicap mental. Les 25 ans de cet atelier, situé à Villars-sur-Glâne (La Gruyère du 13 octobre 2022), avaient déjà donné lieu à une première exposition. La seconde partie s’ouvre demain et dure jusqu’au 25 juin.

«L’art au centre, le handicap aux marges», résume l’artiste Laurence Cotting, qui anime Creahm avec Gion Capeder. L’essentiel reste bien les travaux des participants. «En tant qu’artistes, ils sont valorisés par la société, par leurs œuvres. Ils se trouvent dans un “plus” et pas dans des déficiences.»

C’est aussi une forme d’art à l’état pur, qui ouvre des réflexions sur notre propre fonctionnement. Ainsi du travail, internationalement reconnu, de Pascal Vonlanthen, qui clôt l’exposition. Analphabète, l’artiste travaille à partir de l’écriture en s’efforçant de recopier des articles de journaux.

Dans ses lignes d’une puissance graphique stupéfiante se devinent quelques mots, «lifestyle», «Shakira», «randonneurs morts», «des bouteilles», «justice vaudoise», «100% végétal», «Daniel Rossellat»… Comme des éclats de sens dans une suite abstraite, qui ressemble à de l’écriture sans en être vraiment ou alors d’une forme inconnue. Pascal Vonlanthen pousse à s’interroger sur l’arbitraire du signe, sur les conventions qui régissent le langage, sur le cratylisme, cette théorie qui lie les mots et ce qu’ils désignent.

Comme des échos

La première exposition Creahm vibrait de lumière et de joie de vivre. Elles demeurent présentes ici, à l’image des jardins magiques de Géraldine Piller, qui fourmillent de détails, de couleurs vives, d’animaux et de plantes étranges. En ouverture d’exposition, les formes indéfinies de Jean-Yves Masset, comme observées à travers un microscope, proposent aussi un joyeux tourbillon, où prennent vie des silhouettes humaines et animales.

Au fil de l’accrochage, apparaissent toutefois des tonalités plus sombres. Les paysages tourmentés de Myriam Schoen, par exemple, reflètent une colère, une violence intérieure. Ses couleurs éclatantes, étalées en gestes amples, rappellent l’expressionnisme radical d’un Franz Marc et du groupe Blaue Reiter.

Le magnifique diptyque Das Tor zum Naturschutzgebiet renvoie lui aussi à des figures marquantes de l’histoire de l’art. Tétraplégique, Elmar Schafer l’a réalisé avec des fusains attachés à un casque. Chaque trait est fruit d’un effort qui rend encore plus impressionnant ce dessin aux faux airs de Cy Twombly ou de Joan Mitchell. «Je suis touchée par la force qu’il doit mettre pour dégager un geste», souligne Laurence Cotting.

San Francisco et Fribourg

Chez Bernard Grandgirard, la référence culturelle est encore plus évidente: fasciné par les Etats-Unis, il propose une série inspirée de la mythique course-poursuite du film Bullitt. Avec un réalisme étonnant, il représente au feutre à encre de Chine la Mustang GTA 1967 que Steve McQueen conduisait à travers San Francisco. Tout en y glissant des éléments ironiques, comme sa date de naissance sur la plaque minéralogique ou ce «Fribourg» sur une boîte aux lettres.

Christelle Roulin aussi n’utilise que le noir et blanc pour ses originales vues de Fribourg, qui jouent sur les perspectives et les architectures en damiers. Pour cette exposition, elle a également représenté l’extérieur de l’Espace et le fameux Retable de l’abondance occidentale de Jean Tinguely, qui se trouve juste en contrebas.

Fleur bleue, mais…

Les couleurs demeurent en revanche bien présentes chez Maude Vonlanthen. Le bleu et le rouge, en particulier, avec toutes leurs nuances selon les teintes que prend l’eau où elle plonge son pinceau. Dans le quadrillage de ses toiles naissent parfois des formes reconnaissables, un jardin, un poisson…

Enfin, Emilie Frosio aligne les princes, princesses et autres personnages de Walt Disney, représentés de manière frontale. On y retrouve la Reine des neiges, Raiponce, mais aussi Shrek. En parallèle, elle expose des sculptures de monstres. «Elle est très fleur bleue, mais place souvent des éléments qui rappellent la mort, le sang», souligne Laurence Cotting. Cet art est peut-être différencié, mais il n’en touche pas moins aux questions essentielles. ■

Fribourg, Espace Jean Tinguely-Niki de Saint Phalle, jusqu’au 25 juin. www.mahf.ch


Brut, outsider, singulier…

Né en 1998, l’atelier fribourgeois Creahm a vu le jour à l’initiative de l’artiste Ivo Vonlanthen, inspiré par l’exemple belge de Luc Boulangé. Ouvert trois jours par semaine, il accueille au total 18 personnes en situation de handicap, sélectionnées sur la base de leurs aptitudes artistiques. L’atelier est animé par des artistes et non des thérapeutes, précise Laurence Cotting, qui partage actuellement cette responsabilité avec Gion Capeder. «Nous ne les guidons jamais sur un chemin qu’ils n’ont pas choisi. Le but est de les accompagner là où ils sont les meilleurs.»

Creahm parle volontiers d’art différencié: l’expression, proposée par Luc Boulangé, désigne cette production d’artistes en situation de handicap mental, qui travaillent en atelier. Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle, qui se sont beaucoup intéressés à ce type de production, parlaient d’outsiderart, selon une terminologie de l’époque, qui allait plus loin que l’art brut: les artistes qu’elle désigne se revendiquaient comme tels et formaient des réseaux, en dehors des circuits traditionnels. L’art brut, en effet, tel que l’a défini Jean Dubuffet dans les années 1940, se définissait comme exempt de toute influence artistique, culturelle ou intellectuelle. Ces personnes ne sont pas conscientes de pratiquer de l’art. Vers 1970 s’est ajoutée la notion d’art singulier, qui désigne des autodidactes prenant leurs distances avec la culture officielle. EB

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