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Le milieu obscur du travail au noir mis en lumière

La construction n’est pas le seul domaine concerné par le travail au noir. On remarque des activités illicites notamment dans l’hôtellerie, la restauration, l’agriculture et les services de nettoyage. PHOTOS PRÉTEXTES CHLOÉ LAMBERT, ADRIEN PERRITAZ ET ANTOINE VULLIOUD

PAR MAXIME SCHWEIZER

Le soleil n’a pas encore baigné le paysage de ses rayons qu’une camionnette de chantier se dirige vers un parking ouvert. Là, deux ouvriers l’attendent, sans aucun logo officiel sur leurs vêtements. Un coup d’œil à droite, puis à gauche avant de monter dans le véhicule. Cette scène peut s’observer à différentes stations-service de la région. Même s’ils n’ont pas voulu témoigner plus en détail, les deux ouvriers ont avoué qu’ils travaillaient au noir. «Cette société de plâtrerie s’occupe d’un chantier plus grand que d’habitude et j’ai besoin d’argent», concède l’un d’eux. La construction n’est pas le seul domaine touché par cette pratique. Les services de nettoyage, l’hôtellerie et la restauration la subissent également.

«Tout le monde a eu affaire au moins une fois au travail au noir. Ne serait-ce que quand vous payez de manière directe votre femme de ménage», résume Charles de Reyff, chef du Service public de l’emploi. Pour les employeurs, le travail au noir n’apporte que du bénéfice. En ne déclarant pas leurs employés, ils proposent une rémunération inférieure et économisent les cotisations sur le salaire.

Pour l’employé, par contre, il existe davantage de risques. Il ne reçoit, par exemple, aucune couverture en cas d’accident et ne cotise pas pour sa retraite. «Je suis arrivé en Suisse à la fin des années 1980 et je ne savais pas comment le monde du travail fonctionnait, raconte Manuel*, 50 ans. Je signais des contrats d’une durée de neuf mois. Mais s’il n’y avait plus de travail, j’étais renvoyé.» Détenteur d’un permis B à l’époque, il se sentait exploité.

«Le patron détenait nos papiers»

La vie n’était pas facile à son arrivée en Suisse. «Je travaillais pour une ma- çonnerie en Veveyse. Le patron nous payait comme il voulait, le salaire tournait autour des 3000 francs par mois. Je ne ratais aucun jour de travail, même si j’étais malade, car plusieurs collègues avaient été virés…» La femme de Manuel l’a rejoint par la suite et le couple vivait dans un petit appartement. «Le patron de mon mari détenait nos papiers, se souvient Isabelle*. Dès qu’il demandait quelque chose, Manuel le faisait. Il avait peur.» Alors elle a commencé à faire du ménage au noir. Très vite, elle s’est fait une clientèle. «Je gagnais presque autant que Manuel. Je bossais du matin au soir, ce n’était pas facile pour les enfants, mais au moins, nous vivions mieux.»

Selon les estimations, le travail au noir représente 6% du marché, soit environ 1 milliard de francs perdu chaque année par le canton. Mais à qui la faute? Pour s’éviter toute critique future, l’Etat a révisé la Loi sur l’emploi et le marché du travail (lire ci-dessous). L’accélération des procédures, la sévérité des punitions et le nouveau pouvoir des inspecteurs de la surveillance du marché du travail pourraient enrayer le phénomène. Les employeurs ont également leur part de responsabilité, de même que les employés et les privés pour qui le travail au noir permet un gain financier.

Prié de se soigner en France

Si l’exemple de Manuel a eu lieu dans les années 1990, Jérémie* a vécu la même situation l’an dernier. Ce charpentier trentenaire avait besoin d’argent et un ami l’avait recommandé auprès d’une entreprise du sud du canton. «J’avais un meilleur salaire qu’en France, par contre les conditions étaient déplorables. Je ne pouvais pas dénoncer mon patron, car je me trouvais en séjour irrégulier.» Un jour, Jérémie a glissé du toit et s’est retrouvé sur le sol, l’épaule meurtrie. «C’était une sacrée chute… Personne n’a appelé l’ambulance, car mes collègues connaissaient tous ma situation. Le patron les avait briefés.»

Contacté, l’employeur, sous couvert d’anonymat, n’a pas caché la vérité. «J’avais un contrat très important et pas suffisamment d’employés, donc j’ai engagé de la main-d’œuvre au noir. Pour l’ouvrier en question, je l’ai prié d’aller se faire soigner dans son pays.» Selon ses calculs, il a économisé plus de 10 000 francs dans l’affaire.

La majorité des personnes pensent que la construction, et en particulier le second œuvre, est le seul domaine touché par le travail au noir. Or, on remarque des activités illicites dans la restauration, l’hôtellerie, l’agriculture et les nettoyages. «Ça devient également une tendance dans l’esthétique, note Charles de Reyff. L’explosion des barber shops n’y est pas étrangère (voir infographie).» La règle est simple dans de nombreux salons fribourgeois: un propriétaire ouvre la boutique et offre des places de travail à des amis. «Je demande 20 francs pour une coupe, la moitié est pour l’employé, le reste va dans ma poche», confie Amir*. Originaire des Balkans, il a ouvert son commerce cette année à Fribourg.

Certains restaurants franchissent la zone grise. Les activités de serveur et de plongeur sont les plus touchés. Les contrôles sont pourtant fréquents. «Je ne déclarais pas une étudiante que j’appelais de temps en temps, relate Philippe*. Un jour, les inspecteurs sont venus. Heureusement, elle n’était pas inscrite sur le planning. Désormais, je la déclare.»

Ce principe, bien que favorable à court terme pour l’employé, péjore son avoir à la retraite. Qu’importe, certains préfèrent être payés davantage sur le moment, puis espèrent retourner dans leur pays natal. «Avec le minimum de l’AVS, nous vivons bien au Portugal où le salaire moyen s’élève à 900 euros, détaille Isabelle*. Dès que je le peux, je vais faire du ménage au noir.» Des actes qui amènent une concurrence déloyale pour les entreprises qui respectent les conventions collectives. Par exemple, les rémunérations pour le nettoyage peuvent passer de 19 fr. 10 bruts par heure à 13 francs. Une différence non négligeable au moment de comparer les offres pour un mandat. L’Etat durcira le ton dès 2020 pour punir davantage les fraudeurs. Organisations patronales et syndicats suivront de près l’impact de ces futures mesures qu’ils réclament depuis des années. ■

* Prénoms d’emprunt, noms connus de la rédaction


Les privés, sources de travail au noir

Certains chiffres donnent le tournis et cette pratique se répand de plus en plus dans le canton comme un deuxième type de travail au noir. Les employés travaillent le soir ou le week-end tout en ayant un contrat en bonne et due forme dans une entreprise. «Quand je travaille pour mon patron, l’heure est facturée environ 80 francs, quand je le fais pour des privés, je demande entre 30 et 40 francs», détaille Manuel*, 50 ans. Une différence importante avec laquelle les entreprises ne peuvent pas lutter. Cette pratique touche surtout le second œuvre, car les marchés publics ou le premier œuvre sont trop grands. Après les employeurs et les employés, place aux privés, également coupables de l’existence du travail au noir.

Grâce à ces mandats annexes, Manuel a empoché des milliers de francs, au nez et à la barbe de l’Etat, et ce depuis près de deux décennies. «Sur une année, je touche plus de 20 000 francs que je ne déclare pas. Comme je travaille légalement la semaine, mes cotisations pour ma retraite sont assurées.» Sur ce montant, il n’a payé ni cotisations ni impôts. L’ouvrier a tout fait: pose de carrelage, terrasse, peinture… L’argent facile l’a motivé à entreprendre les démarches pour travailler au noir. «Tout cet argent me sert à préparer ma retraite. Je ne voulais pas trimer toute ma vie et ne rien avoir à la fin.» La faute incombe également à son ancien patron qui ne l’a jamais sanctionné. «Il était au courant. Parfois, les clients lui demandaient s’il n’avait pas un ou deux ouvriers sous le coude. L’entreprise se portait bien, on ne lui piquait pas de marché et on commandait la marchandise chez lui.» Un deal gagnant-gagnant. Sauf en cas d’accident. «Heureusement, je n’ai jamais rien eu. Je prends vraiment énormément de précautions, car les risques sont là. Imaginez que l’ambulance arrive et que vous ne pouvez justifier votre présence. Sans compter les frais médicaux à votre charge…»

Christian* n’a pas eu la même chance. L’homme de 24 ans a reçu une paroi en bois sur le pied alors qu’il travaillait pour un ami. «J’ai dû aller à l’hôpital et mentir aux urgences. J’ai dit que j’avais reçu une pierre sur mon pied.» Après avoir travaillé quelques fois au noir, il est retourné à la vie légale sur le chantier. «Je commençais à avoir peur de me blesser, même si je faisais attention, je réfléchissais trop et je n’étais plus assez attentif.» Et la peur d’être pris sur le fait? «Non, ça ne m’a jamais traversé l’esprit.» MS


«L’Etat va pouvoir taper plus vite et plus fort»

La situation actuelle est satisfaisante pour les employeurs qui recourent au travail au noir. «Je dirais même qu’elle est très confortable», renchérit le chef du Service public de l’emploi Charles de Reyff. «Les fraudeurs passent trop souvent entre les gouttes.

C’est le jeu du pas vu pas pris et les sanctions ne donnent pas forcément à réfléchir.» Les amendes prévues par la législation fédérale ne dépassent pas 10 000 francs et les inspecteurs ne peuvent pas prendre des mesures répressives sur le lieu de l’infraction. «La procédure prend du temps et nous ne pouvons pas agir immédiatement.»

Cette situation est amenée à changer dès 2020. En effet, le Grand Conseil a accepté en septembre dernier la révision de la Loi sur l’emploi et le marché du travail. Le canton de Fribourg aura davantage de moyens pour lutter. «Bien sûr qu’on ne pourra pas s’attaquer à tout et éradiquer complètement ce fléau… Mais, à la manière d’un radar de vitesse, nous allons resserrer la limite.» Les inspecteurs seront les plus concernés par cette révision. Ils pourront notamment agir et punir directement les fraudeurs. «Une sanction comme la fermeture d’un chantier, d’un restaurant ou d’un magasin touche directement le chiffre d’affaires d’une entreprise. Sans compter l’amende qui pourra se monter jusqu’à 1 million de francs.» Pour les fraudes sur les marchés publics, l’amende a été fixée à 20% au maximum du prix final de l’offre. Les inspecteurs, dotés de compétences judiciaires, pourront mener des enquêtes (surveillance de lieux, prise de photos) sous le contrôle du Ministère public. «L’Etat va pouvoir taper plus vite et plus fort. Cette révision est un vrai coup d’accélérateur pour la lutte contre le travail au noir.» MS


Dénoncer des soupçons d’infraction

Matinée de contrôles avec deux inspecteurs du travail au noir fribourgeois. Avant de commencer le tour prévu, petit arrêt pour vérifier une situation suspecte. «Cette société de peinture en bâtiment n’a ni adresse ni local professionnel.» Direction la première destination située à vingt minutes de Bulle, les deux inspecteurs se présentent et montrent leur carte de légitimation. «Si nous ne le faisons pas, il peut y avoir vice de procédure.» Dans cette pension pour animaux, la démarche frappe par sa minutie. «Nous avons une liste avec des points à respecter. Si l’employeur ne nous fournit pas tous les documents, nous lui laissons environ deux semaines pour nous envoyer le reste.»

Pour veiller au respect des lois, sept inspecteurs de la surveillance du marché du travail contrôlent tous les secteurs de l’économie. De plus, l’Inspectorat chantiers Fribourg est au bénéfice d’un mandat de prestations du Service public de l’emploi (SPE) pour des contrôles dans les domaines de la construction et du nettoyage industriel. Les inspecteurs sillonnent l’entier du canton de Fribourg. «Soit les lieux ont été dénoncés par des tiers, soit l’employeur a déjà des antécédents», nous apprend l’un des employés du SPE. Ces derniers travaillent toujours en binôme.

Barbier en situation douteuse

Durant la première inspection, tout s’est bien passé. L’employeur a collaboré avec les inspecteurs. Cependant, chaque visite n’est pas du même acabit. La preuve avec le deuxième arrêt de la journée, chez un barbier, en Glâne. «Nous rencontrons beaucoup de cas dans cette branche. Certains n’ont pas de diplôme, d’autres sont payés à la coupe en n’étant pas déclarés.» Dès l’entrée des inspecteurs, la situation paraît louche et s’envenime rapidement. En les voyant, le patron a parlé dans sa langue natale et deux jeunes hommes se sont assis sur les fauteuils réservés aux clients. Les inspecteurs ont mis en garde le responsable et ont prié les trois personnes présentes de quitter le salon. Le ton est monté avec un client. «Quand il n’y a rien à se reprocher, tout se passe bien. Dans ce cas-là, nous avons quand même un doute.» Les inspecteurs ont averti l’employeur et lui ont demandé si c’était bien lui qui coiffait ses clients. «Sur le papier, il est le seul employé… Selon nos observations, nous allons dénoncer un soupçon d’infraction.»

Dernier arrêt dans un restaurant gruérien, à 11 h 30. «Nous y allons juste avant midi pour ne pas les déranger durant le coup de feu, mais il faut quand même que tous les employés soient présents.» Le responsable de l’établissement n’est pas très heureux de les voir débarquer alors que les commandes s’enchaînent. Dans la cuisine, deux femmes de nationalité étrangère travaillent. Chaque employée est interrogée et le permis de séjour est demandé. Elles sont en règle. «Souvent, nous prenons le temps d’expliquer le fonctionnement des salaires en Suisse. Certains employeurs abusent de leurs salariés et gardent l’argent pour eux.»

Pendant l’inspection, les questions s’enchaînent. «Nous aimons voir le plan de la semaine, et si le responsable connaît le nom de ses employés et leur nombre afin que chaque présence soit justifiée. Cela nous donne une vision de la situation, sur laquelle nous basons notre rapport.» MS 

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