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Photographier est un cadeau

Les photographes essaient «de capturer le ressenti des gens au fond d’eux-mêmes, ce qu’ils ne veulent pas montrer, explique le Fribourgeois Alain Wicht, ici portraitisé par Jean-Baptiste Morel. Tu ne peux pas faire un portrait de quelqu’un si tu ne l’aimes pas.» JEAN-BAPTISTE MOREL
Christophe Dutoit

Christophe Dutoit

31 janvier 2023 à 06:00

Fin avril, Alain Wicht prendra sa retraite après quarante ans de photoreportage pour La Liberté. Rencontre en marge de son exposition sur le Mur blanc du Musée gruérien, à Bulle.

CHRISTOPHE DUTOIT 

«Je voulais être cameraman de reportage, je n’avais pas d’autre choix que de faire la formation de photographe.» En 1977, Alain Wicht termine son apprentissage chez Hans Schmid, sur Pérolles. «Je me souviens du magasin et du laboratoire dans la cave, les pieds dans le gravier. Il a quand même formé trente photographes, le père Schmid! Une sacrée tronche. Mais je n’ai pas appris grandchose chez lui.»

Son mentor, ce fut Leo Hilber. «Il ne voulait pas d’apprenti, mais il m’a dit: “Tu viens quand tu veux!” Il m’a montré comment photographier des verres. Il avait une technique hors pair.»

Alain Wicht s’essaie un temps à la vente d’appareils photo chez Interdiscount, à La Chaux-de-Fonds. Sans grand succès. L’hiver suivant, il publie sa première photo de basket dans le journal Sport. «Ouh là là, elle n’est pas bonne celle-là, on ne voit pas un seul visage! fait-il mine de regretter. Tintin Sparenberg m’avait dit à l’époque: “Tu veux te faire des sous, Alain? Photographie les joueurs d’Olympic et tu leur vends tes images!”»

L’âge d’or du photoreportage

L’index de sa main droite est pris dans l’engrenage. «J’ai rencontré Alain Gavillet, d’Actualités Suisses Lausanne (ASL). J’ai commencé par bosser les dimanches. Puis une place de stagiaire s’est libérée.» En deux ans, il apprend la réalité du métier, le stress, les nuits à développer, l’obligation de ramener au moins une bonne image.

Après la parenthèse ASL, Alain Wicht travaille en libre durant quatre ans. Un âge d’or. «J’aurais pu rester indépendant, à condition d’engager quelqu’un, parce que j’avais beaucoup de boulot. Je travaillais pour le Blick, La Suisse, L’Hebdo, le groupe Edipresse, La Liberté. Rien qu’avec Gottéron et le FC Bulle en ligue A, ça cartonnait. Tu faisais un match de foot le samedi soir, tu développais les photos dans la nuit et tu les portais au fameux train Z de 8 h pour que les rédactions les re- çoivent dans l’après-midi.»

En 1984, Alain Wicht photographie au Brunei lorsqu’il reçoit un télégramme (!) d’engagement à La Liberté. «Ils avaient besoin de quelqu’un pour photographier Jean Paul II à Fribourg. Jean-Guy Python, qui bossait pour Keystone, savait que le pape dormait au Guintzet. Il m’a dit: “Si on y va suffisamment tôt, avec un peu de chance, on ne sera que les deux.” Et, effectivement, on s’est retrouvés face à lui, avec deux types du Vatican. C’était impressionnant. Mais chaque événement est important. Un pompier qui éteint un incendie, c’est aussi important.»

«La seule fois de l’année»

Dans les années 1980, les photographes de presse travaillaient encore avec des films, en noir-blanc et en couleurs. «On descendait jusqu’à La Presse à Montreux pour développer les diapositives le week-end. Sinon, on traitait nous-mêmes nos négatifs noir-blanc au labo, on faisait nos tirages papier et on les apportait à la rédaction.»

A l’époque, le sport représentait déjà le tiers des sujets à traiter. Les deux autres tiers étant liés à l’actualité locale. «Il y avait énormément de boulot le week-end. C’était terrible. Avec Jean-Roland Seydoux, le photographe de La Gruyère, on se suivait les vendredis et les samedis soir pour les fanfares, des chœurs mixtes, les sociétés de gym. Jean-Roland disait: “L’année passée, j’étais à gauche de la scène, cette fois-ci, on inverse!” On prenait nos photos au pas de course et on filait au rendez-vous suivant. Je crois que les gens appréciaient. Même si, pour nous, c’était fatigant… et dangereux sur la route. Certaines communes, c’était la seule fois où on y allait de l’année.»

C’est quoi une bonne photo?

Une question brûle les lèvres: c’est quoi une bonne photo? «Je ne sais pas quoi dire… Une bonne photo, dix ans après, tu la regardes, elle est encore là. Une bonne photo? Tu le sens sur le moment. Tu es pressé de rentrer au labo pour vérifier qu’elle soit nette et bien exposée. Parfois, c’est youpi, parfois, c’est “eh mer…”»

La question le turlupine. «Quand j’ai commencé ce métier, on espérait tous ramener des portraits exceptionnels. On essayait de capturer le ressenti des gens au fond d’eux-mêmes, ce qu’ils ne voulaient pas montrer.» Il marque une pause. «Un jour, je photographiais un chanteur. Sur toutes les images, on le voyait très sérieux. Moi-même, je le connaissais sérieux et, tout à coup, il a éclaté de rire. Pour moi, c’était LA bonne photo. Eh bien, il n’a pas du tout aimé. Sa femme m’a dit: “Oui, tu as déclenché au bon moment. C’est vraiment lui. Mais c’est celui qu’il veut garder pour son cercle d’amis…” On en a reparlé des années plus tard. J’avais dévoilé quelque chose qu’il n’avait pas envie de montrer. Pour lui, ce n’était pas une bonne photo.»

Parmi les photographes actifs à Fribourg, Alain Wicht est sans aucun doute celui qui aime le plus les gens. «Tu ne peux pas faire un portrait de quelqu’un si tu ne l’aimes pas. Même l’avocat de la partie adverse lors de mon divorce, que j’ai photographié le lendemain d’une séance au tribunal, m’a dit: “Ah! Vous êtes un professionnel, vous.” Je l’ai pris pour un compliment.»

Alain Wicht repense à ses débuts. «En fait, j’avais envie de pratiquer ce métier pour côtoyer du monde. Rencontrer. Partager. Echanger. Avoir mis quelqu’un à l’aise devant un appareil photo, c’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire. Après, il y a toutes les photos que j’ai ratées. Mais oui, des bonnes, il y en a quelquesunes.» Il reprend son souffle. «J’ai fait des rencontres avec la Fondation François-Xavier Bagnoud (FXB) dans des situations très… (pfff). Notamment avec des personnes atteintes du sida. Pour toi, ce sont des bonnes photos. Mais, pour elles? Peut-être pas.»

A la fin des années 1990, il se rend pour FXB au nord de Bangkok. «Je suis arrivé dans un temple transformé en mouroir. Je n’arrivais pas à faire de photos. Je vois toujours cette femme qui, dans l’après-midi, m’avait dit:
– Qu’est-ce que tu attends?
– Je ne sais pas comment faire!
– Ben, fais la photo! Je ne serai peutêtre plus là demain…

Cette image m’a ouvert toutes les portes. La femme était encore là le lendemain. Mais je ne suis pas sûr pour le surlendemain.»

«Pas le droit de décevoir»

Alain Wicht a photographié les survivants du tsunami de 2004 en Indonésie. «Dans ces situations, tu n’as pas le droit de les décevoir. Et puis, tu n’as pas envie. S’ils éclatent de rire, il faut les prendre quand ils rient.» Il raconte s’être retrouvé dans des camps de réfugiés avec le journaliste Jean-Philippe Jutzi. «Les gens étaient tellement contents de nous voir:
– Vous vous intéressez à nous?
– Oui, nous sommes une passerelle entre vous et les lecteurs.

Franchement, tu ne peux pas bâcler. Tu dois réussir la photo. Et c’est valable pour Fribourg aussi.»

L’enthousiasme d’Alain Wicht ne s’est jamais érodé. «Ça fait quarante balais que je fais des photos dans ce canton et c’est tous les jours différent. Même si je retourne pour la vingtième fois à la Désalpe de Charmey, ce n’est jamais deux fois pareil. On en a vécu des accidents tragiques sur la route, des incendies. Mais ce travail est un cadeau.» Ce qui ne l’empêche pas d’expérimenter de nouvelles techniques, comme la photographie au smartphone, initiée lors d’un reportage à New York, sur les pas de Joseph Deiss. «J’avais laissé mon boîtier à l’hôtel pour manger. Je n’avais que mon portable sous la main. Les images sortaient comme un Polaroid. Ça m’obligeait à la lenteur. Ce foutu téléphone m’a obligé à me calmer, à faire moins de photos.»

Centaines de millions de Liberté

En quarante ans, Alain Wicht a publié ses photographies dans près de quatre cents millions d’exemplaires de La Liberté. Autant que le nombre d’albums vendus par les Beatles. Ce qui ne lui est jamais monté à la tête. «J’ai travaillé à 80% pour voir mes deux enfants grandir. Et puis, j’avais la flemme de monter des expositions. Ma priorité, ça a toujours été le lecteur.» ■


Journal d’une campagne électorale

Le 12 juin 2022, la France retourne aux urnes pour la troisième fois en quelques semaines pour les élections législatives. A l’occasion d’un congé de formation continue, Alain Wicht troque l’air de Pérolles contre celui de Couzeix, au nord de Limoges, dans la Haute-Vienne. Durant sept jours, il suit à la trace Gilles Touzla, candidat Les Républicains, qui finira au 7e rang, avec un peu moins de 8% des voix. Intitulé Journal de campagne, cette immersion photographique est exposée jusqu’au 19 mars dans le cadre de Mur blanc, au Musée gruérien, à Bulle. En parallèle aux travaux de six photographes fribourgeois sur les 30 ans d’activité de La Tuile, à Fribourg. CD

Bulle, Musée gruérien, Mur blanc, vernissage ce mercredi, à 18 h 30

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